Description
Avec qui parle-t'on vraiment ?
L’instant philo. Avec qui parle-t-on vraiment ? Texte de l’émission du 18/04/2021
Introduction
Discussions et échanges ont beau être au rendez-vous dans une journée, à la fin il est fréquent que le sentiment de n’avoir vraiment parlé qu’à bien peu de monde - voire même à personne, soit bien présent. Force est de constater qu’avoir un vrai dialogue où sont échangées des choses importantes grâce à une écoute réciproque de qualité n’est pas si courant. Comment expliquer ce phénomène ? Pourquoi avons-nous trop souvent l’impression qu’en dépit des nombreuses paroles qui ont été prononcées, bien peu de choses, en vérité, se sont dites ?
Parler pour ne rien dire ?
Vacuité du propos et sophistique
Plusieurs explications peuvent être avancées. Il y a tout d’abord des conversations superficielles. Ce sont des bavardages peu consistants dans lesquels on peut se complaire, bien qu’ils ne disent rien du réel.
Il existe aussi une rhétorique dont la force persuasive est, aux yeux de certains, un instrument de pouvoir. Dans l’antiquité grecque, les sophistes faisaient ainsi profession d’apprendre à parler de tout et à devenir capable de prendre l’ascendant sur les autres. Les philosophes ont toujours bataillé contre ces communicants sans vergogne qui privilégient la forme séduisante du discours à la profondeur de son contenu, la formule qui accroche – la punchline ! – à la vérité du propos.
Plus proche de nous, Henri Bergson a forgé une expression pour désigner l’individu adepte de ce genre de discours, c’est l’homo loquax qu’il présente ainsi :
« Nous mettons très haut l’intelligence. Mais nous avons en médiocre estime l’« homme intelligent », habile à parler vraisemblablement de toutes choses. Habile à parler, prompt à critiquer. Quiconque s’est dégagé des mots pour aller aux choses, pour en retrouver les articulations naturelles, pour approfondir expérimentalement un problème, sait bien que l’esprit marche alors de surprise en surprise. Hors du domaine proprement humain, je veux dire social, le vraisemblable n’est presque jamais vrai.»[1]
Ces discoureurs qui se paient de mots et brassent du vide, en usant d’une langue de bois adaptable à toutes les situations peuvent être heureusement identifiés et épinglés. L’humoriste Raymond Devos dans un sketch datant de 1979 s’amuse ainsi à imiter l’allocution politique d’un tel homo loquax :
https://www.youtube.com/watch?v=hz5xWgjSUlk, de 1mn43 et 2mn 32.
La fonction socialisante du langage
Ajoutons que certaines discussions socialement importantes, on le sait, manquent cruellement de contenu : il s’agit d’échanger quelques mots aimables et polis avec des voisins, des personnes dans la rue ou des collègues. On parle de choses et d’autres, de la pluie et du beau temps – et ce n’est pas inutile, encore moins stupide. On parle alors certes pour ne rien dire de bien profond mais on ne parle pas pour ne rien faire. Dans la conversation ordinaire en effet, on prend contact, on fait connaissance, on s’apprivoise, on devient plus familier : on maîtrise mieux notre entourage : c’est rassurant et humain. « Conversation signifie conservation » remarquait Bergson, en jouant sur les mots. Quelqu’un avec qui on échange quelques paroles banales, n’est plus cet inconnu chez qui reste toujours une part de dangereux mystère. Les individus peu loquaces ou ceux qui ne causent à personne et ne disent même pas « bonjour ! » sont mal vus. Ils suscitent la méfiance, font l’objet de médisance, nourrissent bien des spéculations. Ils ne bénéficient guère de la solidarité du groupe en cas de difficultés car on estime, à tort ou à raison, qu’ils n’ont pas fait l’effort de dire ces quelques mots qui sont les « Sésame ouvre-toi ! » de la sociabilité minim